TOKUDA S.

TOKUDA S.
TOKUDA S.

Tokuda Sh sei commence à être connu en Occident. Mieux que nul autre, il sut fixer dans ses romans la transformation que connut la société du Japon moderne. Il ne prête guère d’importance aux «événements historiques». Il observe les gens de peu, il s’attache au détail. Il capte la vie populaire sous toutes ses formes et restitue les bouleversements de ce demi-siècle jusque dans leurs répercussions les plus lointaines. Nulle fresque grandiose, nulle prétention idéologique. Chacune de ses évocations semble sortir du plus profond de sa mémoire. Le récit progresse selon un mouvement capricieux, par une suite d’approximations. Plus son objet est banal, plus le regard devient attentif. La simplicité et le dépouillement masquent les recherches d’un homme qui ne voulut vivre que pour la pratique de son art.

Le désordre de la vie

La démarche de l’écrivain demeura longtemps incertaine. À l’en croire, il aurait résolu de se consacrer à la littérature en 1891, l’année où mourut son père. Rêve d’un jeune provincial qui dévore tout ce qui lui tombe sous la main, les nouveautés, les œuvres de l’époque d’Edo ou les réimpressions des classiques chinois? Décision définitive? Ce projet, en tout cas, lui parut le seul moyen de sauvegarder son indépendance. Il sortait d’une enfance malheureuse. La famille de guerriers où il était né avait été ruinée dès le début de l’ère Meiji.

En 1892, Tokuda Sh sei interrompt ses études à Kanazawa, où il était né, part pour la capitale, rend visite à des romanciers, à des critiques célèbres, qui le renvoient. Il regagne sa ville natale, fait ses premières armes dans la presse, pour reprendre aussitôt la vie errante. Il travaille dans une insignifiante feuille de province, échoue de nouveau dans la capitale. Admis parmi les disciples d’Ozaki K 拏y 拏, il finit par entrer au journal Yomiuri . Un roman-feuilleton, Kumo no yukuhe (1900, Où vont les nuages ), le fait connaître. Dans des revues, il publiera Shunk 拏 (1902, Lumière de printemps ), Zenfujin (1904, Sa Première Femme ). Entre-temps, une maladie, un échec sentimental réveillent en lui le désespoir.

Les années comprises entre les deux guerres que le Japon mena contre la Chine et la Russie coïncident avec la période de silence qu’observeront quelques-uns des plus grands écrivains de Meiji: Futabatei Shimei, Mori 牢gai, Natsume S 拏seki. L’ordre de la société change de façon brutale, et c’est dans ce tourbillon de l’innovation et de la destruction que se crée la langue écrite du Japon moderne. Elle seule permettra la naissance d’un nouvel art de la prose. Le mot shizenshugi (naturalisme) revient souvent sous la plume des romanciers et des critiques. Tokuda Sh sei se tient à l’écart des discussions théoriques. Il ne cherche pas à s’imposer.

En 1908, il écrit Arajotai (Un jeune ménage ) et en 1910 paraît, dans le Yomiuri , Ashiato (Traces ). On salue en lui l’un des maîtres de l’école naturaliste. Mais dans ces œuvres ne se retrouvent ni la détermination de Shimazaki T 拏son engageant un combat solitaire contre la société qui l’entoure, ni le goût de la provocation, les effusions sentimentales qui firent souvent l’originalité de Tayama Katai. Sh sei s’attache à des personnages insignifiants, habitants de la grande ville ou de la campagne dont l’existence est mal assurée et qui forment à travers le pays une masse mouvante, instable. Un couple se désunit, se reforme, tandis qu’une jeune femme de leur connaissance rompt avec son passé et disparaît. Une famille paysanne se disperse et la fille connaîtra à son tour l’échec. Sh sei relate des destins sans grandeur, la modification et la dégradation involontaire des caractères au gré des circonstances. Dans Kabi (1912, Moisissure ), il représente d’une manière semblable sa propre vie: un écrivain épouse la femme qui s’occupait de son ménage et, pour fuir une situation sans issue, se réfugie dans une auberge de montagne. Le narrateur ne cède jamais à la complaisance. Ses phrases restent brèves, souvent dures. La concision en fait l’intensité: les mots les plus ordinaires y gagnent un étrange pouvoir d’irradiation.

C’est à partir de ces récits que semble s’être créé le «mythe» de Tokuda Sh sei. Ce «naturaliste-né», décrétèrent certains critiques et depuis nombre d’histoires littéraires, ne verrait dans l’homme qu’un être livré à ses instincts; cette étroitesse de vues le condamnerait: il serait incapable de saisir la société dans sa complexité, et dénué de sens critique. Sinistre lieu commun!

Le romancier donna bientôt la pleine mesure de son art. Tadare (1913, Inflammation ) se présente comme une chronique proche de l’autobiographie: un écrivain hésite entre plusieurs femmes, des êtres se croisent puis se séparent. Ces matériaux quelconques lui paraissent infiniment plus précieux que les artifices de la fiction. Seule une grande sobriété lui permet de transmettre, sans l’altérer, la vivacité de l’intuition. Arakure (1915, Sauvage ) et Honry (1915, Torrent ), qui s’ordonnent l’un et l’autre autour d’une figure féminine, marqueront, par leur ampleur et par la sûreté de la conception, l’aboutissement d’une longue recherche. L’héroïne d’Arakure ne veut pas se résigner au sort que lui prépare sa famille adoptive; elle entend d’abord défendre son indépendance: peu lui importent les luttes et les ruptures. Au fil des épisodes sont décrits d’un trait incisif les milieux les plus divers. La critique n’est jamais développée, mais contenue en une ligne, comme un éclat brusque. Les conditions économiques, les difficultés matérielles dont dépend le sort de chacun sont indiquées en peu de mots, avec une précision impitoyable. Tokuda Sh sei en fera désormais une règle; peu de romanciers japonais du XXe siècle (et il en va de même dans les pays occidentaux) s’y astreignent. Soudain la phrase se délie, se ramifie et suggère par son mouvement le travail obscur de la mémoire ou, dans leur spontanéité, les élans de l’affectivité.

Au premier abord, cette prose peut paraître sèche. L’écrivain affectionne le vocabulaire le plus usuel. Il voudrait parvenir à un rythme aussi naturel que celui d’une eau courante. Mais il manie avec un plaisir évident les multiples ressources de la langue. Il n’hésite pas à introduire tantôt des caractères chinois rares, très expressifs, tantôt une tournure ironique ou vulgaire. Par instants jaillit une brève période lyrique, et peu à peu le lecteur se laisse envahir par la vie secrète du langage.

Les masques et les visages

Dès ses débuts, Sh sei n’avait cessé de composer des nouvelles. À partir de 1917, il accorde à ce genre une importance privilégiée, car il se voit contraint, dorénavant, de travailler comme auteur professionnel et il produira plus d’une trentaine de romans-feuilletons. Il veille à séparer cette activité et sa création personnelle: il retrouve sa liberté dans l’art de l’esquisse. Ainsi se succèdent, parmi beaucoup d’autres, Giseisha (1916, La Victime ), Aru baish 拏fu no hanashi (Histoire d’une prostituée ), Aojiroki tsuki (1920, Lune blême ), Kansh 拏teki no koto (1921, Affaire de sentiment ). Puis il évoquera les incidents de la vie quotidienne, le cercle de la famille, le rythme des jours: S 拏wa (Épisode ), Kami (1924, Les Cheveux ), Taoreta kabin (1925, Le Vase renversé )... Son style se fige. Lui-même semble avoir conscience de l’impasse dans laquelle il s’était engagé.

Sa femme meurt en 1926. Quelques semaines plus tard, sa vie prend un tour romanesque. Il se lie avec une jeune provinciale qui venait de se séparer de son mari et rêvait de réussir dans les milieux littéraires. Sh sei n’est point dupe, mais il se livre tout entier. De nombreux incidents défraieront la chronique. Pour sa part, il rédige au fil des mois quelque trente «histoires de Junko», qui relatent divers épisodes de cette liaison – le cœur et les nerfs à vif: Futari no by 拏nin (Deux Malades ), Haru kitaru (Le printemps vient ), Ichiya (1927, Une nuit ), Wakare (Séparation ), Shits (1928, Rage de dents ). Puis il garde le silence.

Son entêtement et son goût de la vie l’emporteront une fois encore. Il publie quelques récits brefs, au rythme insolite, vif et allègre, cyniques ou poignants: Machi no odoriba (1933, Le Bal de la ville ), Tabinikki (1935, Journal de voyage ). Lorsqu’il recouvre son équilibre, il entreprend d’établir une relation complète de ces événements vieux bientôt de dix ans: Kas 拏 jinbutsu (Personnages masqués ) commence à paraître en 1935. Il ne se soucie ni de justifier ni de condamner. Mais, avec une netteté inaccoutumée, il montre comment une vie peut se dérégler jusqu’à perdre consistance, comment chacun au gré des situations se trouve tenté, puis contraint de jouer la comédie. Alors réapparaît son acuité première. À l’égard d’autrui comme envers lui-même, il observe une égale distance. Et comment nommer la douceur qui empreint maintenant son regard? Dans cette œuvre strictement personnelle, il donnait une description, fragmentaire mais minutieuse, de la ville qu’était devenue T 拏ky 拏. Il ne s’enferme pas dans le détachement. Il se sent solidaire de tous ceux qu’il croise, gens de basse condition ou de situation instable et qu’il n’avait cessé de représenter.

Alors que chaque année apporte de nouvelles menaces, une intimité s’établit entre lui et le monde qui l’entoure. Elle baigne ses derniers récits: Senji f kei (Paysage de guerre ), Noramono (1937, Le Fainéant ), Seisan (1938, Bilan ), et sa dernière grande œuvre romanesque, Shukuzu (Échelle réduite ). L’homme qui en constitue le personnage principal s’efface au profit des figures féminines. Des êtres longtemps séparés se rapprochent, se réconcilient. La langue a perdu de son âpreté. Dans les méandres des phrases souvent longues, l’écrivain exprime d’une manière immédiate ses refus, sa tendresse, sa sympathie. Commencée en juin 1941, la publication fut interrompue sur une intervention de la censure. Le roman demeura inachevé et la maladie emporte Sh sei à T 拏ky 拏 deux ans plus tard. La guerre battait encore son plein.

Encyclopédie Universelle. 2012.

Игры ⚽ Нужно решить контрольную?

Regardez d'autres dictionnaires:

  • Tokuda — ist der Name folgender Personen: Atsuko Tokuda (* 1955), japanische Badmintonspielerin Tokuda Shūsei (1872–1943), japanischer Erzähler und Romancier Diese Seite ist eine Begriffsklärung zur Unterscheidung mehrerer mit demse …   Deutsch Wikipedia

  • Tokuda Matsuo — Tokuda Shūsei (jap. 徳田 秋声; * 1. Februar 1872 in Kanazawa als Tokuda Matsuo (徳田 末雄); † 18. November 1943 in Tokio) war ein japanischer Erzähler und Romancier. Leben Tokuda entstammte einer Familie des einstigen Feudaladels. Er schrieb zunächst… …   Deutsch Wikipedia

  • Tokuda Shusei — Tokuda Shūsei (jap. 徳田 秋声; * 1. Februar 1872 in Kanazawa als Tokuda Matsuo (徳田 末雄); † 18. November 1943 in Tokio) war ein japanischer Erzähler und Romancier. Leben Tokuda entstammte einer Familie des einstigen Feudaladels. Er schrieb zunächst… …   Deutsch Wikipedia

  • Tokuda Shūsei — (jap. 徳田 秋声; * 1. Februar 1872 in Kanazawa als Tokuda Matsuo (徳田 末雄); † 18. November 1943 in Tokio) war ein japanischer Erzähler und Romancier. Leben Tokuda entstammte einer Familie des einstigen Feudaladels. Er schrieb zunächst… …   Deutsch Wikipedia

  • Tokuda Station — (徳田駅) is the name of two train stations in Japan:# Tokuda Station (Ishikawa) # Tokuda Station (Mie) …   Wikipedia

  • TOKUDA SHUSEI — (1871–1943)    Tokuda Shusei was a naturalist writer from Kanazawa. He is noted for his novel Kabi (Mold, 1911) and was praised for his empathetic portrayal of women. Following the decline of naturalism, Tokuda shifted his focus to writing… …   Japanese literature and theater

  • Tokuda Shūsei — ▪ Japanese novelist pseudonym of  Tokuda Sueo   born Dec. 23, 1871, Kanazawa, Japan died Nov. 18, 1943, Tokyo       novelist who, with Masamune Hakuchō, Tayama Katai, and Shimazaki Tōson, was one of the “four pillars” of naturalism.       Shūsei… …   Universalium

  • Matsuo Tokuda — Tokuda Shūsei (jap. 徳田 秋声; * 1. Februar 1872 in Kanazawa als Tokuda Matsuo (徳田 末雄); † 18. November 1943 in Tokio) war ein japanischer Erzähler und Romancier. Leben Tokuda entstammte einer Familie des einstigen Feudaladels. Er schrieb zunächst… …   Deutsch Wikipedia

  • Shusei Tokuda — Tokuda Shūsei (jap. 徳田 秋声; * 1. Februar 1872 in Kanazawa als Tokuda Matsuo (徳田 末雄); † 18. November 1943 in Tokio) war ein japanischer Erzähler und Romancier. Leben Tokuda entstammte einer Familie des einstigen Feudaladels. Er schrieb zunächst… …   Deutsch Wikipedia

  • Shūsei Tokuda — Tokuda Shūsei (jap. 徳田 秋声; * 1. Februar 1872 in Kanazawa als Tokuda Matsuo (徳田 末雄); † 18. November 1943 in Tokio) war ein japanischer Erzähler und Romancier. Leben Tokuda entstammte einer Familie des einstigen Feudaladels. Er schrieb zunächst… …   Deutsch Wikipedia

Share the article and excerpts

Direct link
Do a right-click on the link above
and select “Copy Link”